Chez lui, c'est
propre et ça sent le vieux bois, comme dans toutes les maisons anciennes qui ne
vivent plus vraiment. Le bruit que fait son fauteuil à bascule égraine les
heures et rappelle un compte à rebours funeste signifiant au vieil homme que
quelque chose n'en a pas fini avec lui.
Quand on lui demande de leur jouer un petit air de flute il refuse poliment,
prétextant que ses vieux doigts fatigués seraient incapable de quoique ce soit
aujourd'hui. On n'insiste pas, reprenant là où on s'est arrêté dans la conversation et on oublie vite ce refus amical, ainsi que cette demande qui n'avait
de toute façon pour but que de faire passer le temps.
Parce qu'il
est vraiment vieux, et parce qu'il est ici depuis longtemps, et qu'il a vu
naitre probablement tous les adultes qui vivent aussi ici d'aujourd'hui, il
reçoit fréquemment la visite imprévue, le dimanche, aux alentours de seize heure
trente, d'une famille charitable accompagnée de leurs enfants si charmants, tenant dans leurs petites mains maladroites une tarte ou de beaux fruits. Quand
la petite famille volontaire (au village, ils le font chacun leur
tour) frappe à sa porte il est admis qu'ils n'attendent pas que le vieil homme
prenne la peine de se lever. Ils ouvrent la porte et entrent en prenant soin d'annoncer
bruyamment leur arrivée. Ils saluent systématiquement la moindre occupation, ou
absence d'occupation, à laquelle était en train de s'adonner le vieil homme.
Comme s'il s'agissait d'une activité de la plus haute importance et qu'il avait
bien de la chance de faire exactement ça, alors que eux – semblent-il regretter
amèrement – font autre chose de leurs journées.
Ils entrent dans le salon, lui s'interrompant poliment, ou ne s'interrompant pas du
tout puisqu'il n'était occupé à rien, et investissent l'endroit ostensiblement; forts de leur pitié de personnes actives dans l'existence qui décide de partager
par sollicitude exacerbée un peu de leur activité avec les plus démunis qui n'ont
plus la force de bouger eux. C'est la raison pour laquelle les gens qui
viennent s'accompagnent souvent d'enfants. Des leurs, ou bien, s'ils n'en ont
pas (par bonheur), d'enfants des autres.
On tient à
ce que le vieil homme qu'on a toujours connu seul voit un peu, de ses propres
yeux qu'il a très bon encore, l'Avenir du monde gambader dans son salon. Pour
lui donner le goût de continuer encore un peu. Souvent alors, comme un petit
rituel, lorsque les enfants s'approchent pour lui donner les mets qu'ils ont apporté,
le vieil homme se penche vers eux, arrêtant son fauteuil à bascule qui pendant
un instant n'émet plus le moindre son. Et pendant ce court instant où le temps
s'est arrêté, il leur dit "tu sais, quand j'étais un peu plus grand que
toi, je jouais de la flûte et j'en jouais très bien. Tant et si bien que je
passais de village en village pour jouer de ma flûte Et les gens adoraient ça.
Et les enfants aussi… les enfants comme toi". L'enfant sourit et se met à
courir pour occuper l'espace du salon, espace que jamais personne n'occupe de
toute façon, avec ses chaussures un peu sales.
Le vieil
homme écoute poliment les monologues monotones de ses invités pendant qu'il réimprime
un mouvement à son fauteuil et que le temps repart.
Il semble
attendre quelque chose qui ne vient pas remarquent-ils, alors qu'ils cherchent à lui faire la conversation. Comme tous les
vieillards sans doute. Pas la mort forcement, mais plutôt une sorte
corne de brume qui sonneraient au loin et qui annoncerait enfin l'heure de la
Justice.
Certains
vieillards semblent attendre d'entendre cette corne plus que tout, et c'est
pour cela que, pressés par une justice qui se fait attendre, ceux qui
ont vécus juste un peu trop longtemps donnent l'impression de n'écouter leurs
interlocuteurs qu'à moitié. Portant leur regard toujours plus loin que les
quatre murs de leur petite maison. Parce qu'ils attendent l'heure de la
justice. De leur justice dont ils savent qu'ils n'y échapperont pas.
C'est
toujours cela plus que la mort que les vieillards attendent. Ceux qui ont vécu
un peu trop longtemps où qui ont fait un peu trop, il y a longtemps.
Le vieil
homme écoute d'une oreille distraire les nouvelles qui viennent du village. Il
est interrompu dans ses songes par l'homme qui lui fait remarquer que c'est
vrai qu'elle est bien jolie cette flûte accrochée au mur, et que c'est dommage
qu'elle ne serve plus. Le vieil homme sourit un peu et, pour le rassurer, lui
dit qu'elle a bien servit autrefois et que non, il ne peut plus en jouer
aujourd'hui comme avant.
Il précise
que c'est une flûte enchantée, parce qu'il sait que tout adulte qu'ils soient,
même les parents aiment les histoires. Et qu'autrefois, lorsqu'il était jeune
et plein de fougue il jouait pour débarrasser les villages de la vermine qu'il
hypnotisait au son de sa flûte Et que sa méthode consistait à faire danser la
vermine et lui faire prendre la route, jusqu'à un fleuve où dans sa fièvre, la
vermine, quel qu'elle soit, finissait par se noyer. La vermine quel qu'elle
soit. Il faisait cela quand il était jeune et plein de fougue. Et de colère
aussi.
Il se
souvient encore secrètement de tous ces enfants qu'il a noyés une fois, dans un
fleuve, parce que dans un village on ne l'avait pas rémunéré pour son travail.
Des centaines d'enfant qui se sont mis à danser en pleine nuit, sortant de leur
lit, à danser inexplicablement dans le plus grand secret. Chaque enfant,
dansant en silence sortant de chez lui sans réveiller papa et maman qui sont
endormis, d'un sommeil profond et juste alors qu'une autre justice est en train de
s'emparer de leurs enfants.
Chaque
enfant sortait puis rejoignait le cortège du joueur de flûte qui sillonnait toutes
les rues du village parce qu'il était revenu en pleine nuit en jouant de sa flûte enchantée. On ne put entendre cette nuit-là que le son délicat d'une flûte lointaine
s'éloigner du village de parents endormis, emportant avec lui les enfants qui
dansaient fiévreusement en silence.
Il se
souvient qu'à cette époque il était jeune et plein de fougue. Et que c'est
cette fougue qui lui permettait de jouer si bien de sa flûte. Mais de cette
fougue il ne lui reste plus rien aujourd'hui. De cette ivresse non plus d'ailleurs.
Et que c'est pour cela que non il ne
rejouera probablement plus de cette flûte.
Quand est-ce
qu'il a arrêté de jouer lui demande-t-on. Il répond qu'il ne se souvient plus
trop. Que petit à petit, ce genre d'activité n'amuse plus les grandes personnes.
Il répond qu'il ne sait pas. Que c'est venu comme ça. Sans s'en rendre compte, suppose-t-il.
Et que de toute façon il est trop vieux pour se souvenir. Qu'il est fatigué.
Il écoute le
lointain. N'entend plus qu'on lui parle. Attend de voir quand s'élèvera le son
la corne de brume. Pour pouvoir enfin mourir.
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