lundi 12 avril 2010

Trois ans, six mois, six jours... et une belle matinée.



Le soleil a depuis quelques heures cette délicate chaleur d'un très beau samedi matin.
De ces matinées d'avril qui donnent envie de prolonger un peu certains instants qui d'habitude filent entre nos doigts, à regret.

Gérard est déjà levé.
Dans son sommeil déjà, un peu avant de se réveiller, il a eu envie de faire le petit déjeuner pour deux. Cela fait bien longtemps... Il s'est donc levé. Sans bruit, pour ne réveiller personne. Le lit est encore chaud. Un lit d'amour. Plein d'un amour qui dort.

Il est devant l'évier, le regard dans le vide. Aujourd'hui il semble que rien ne puisse lui ôter son envie de vivre et de dire au monde qui ne la connaitrait pas encore « je vous présente Lucie, ma femme ». A son ton, on comprendrait aujourd'hui que cette phrase sonne comme une loi vindicative. Presque menaçante pour ceux qui doutent d'aimer quelqu'un.

Les toasts sont dans le grille-pain. Il sait encore, malgré le temps qui a passé, à quel moment exactement les retirer pour qu'ils soient parfaitement dorés. Comme elle les aime. Ni l'un ni l'autre n'ont jamais pensé après dix ans de vie commune à régler le thermostat du grille-pain pour avoir la cuisson idéale. Gérard s'est toujours si bien débrouillé qu'aucun d'eux n'en a éprouvé l'utilité.

Cela fait quelques années qu'ils ne vont plus au marché situé à une centaine de mètres, le week-end pour prendre du lait de ferme. Elle l'aime pourtant beaucoup (il a toujours supposé que la raison se trouve être dans son enfance. Son père était fermier).

Il sort de sa torpeur.
Gérard pense à on ne sait quoi. Plus il lui prend l'envie d'être heureux, par moment, plus il est absent. Comme ces gens qui fuient une réalité qui a tourné au vinaigre.

Il sort le lait d'une marque inconnue de son réfrigérateur. Un lait demi-écrémé parfaitement quelconque. Et cela aussi, d'ailleurs, lui donne envie de s'évader. Il a posé la casserole sur le feu. Il ajoutera à la fin de la cuisson un peu de cannelle dans le chocolat. Il aime ça depuis qu'elle lui a fait goûter.

Cela fait plusieurs année qu'il n'a pas fait le petit-déjeuner en attendant que Lucie se réveille. La vie nous fait perdre parfois les plus belle habitudes du monde. C'est à cela qu'il pense parfois, longtemps.

Il écoute le silence de son appartement et croit distinguer derrière chaque bruit de la rue le souffle paisible d'une respiration. Lorsqu'il passe devant la fenêtre, la rue semble partager le bonheur qui lui est passé derrière les yeux toute le matin. Comme une sorte de brouillard diffus. Un bonheur inextricablement mêlé de regret.

De rancœur, aussi.

Il entre dans le salon pour déposer le plateau devant le fauteuil de Lucie.
Comme pour conjurer le sort, il veut en faire un tout petit peu plus. Il décide d'aller dans la salle de bain et de grimper sur une chaise. La seule façon d'accéder par la fenêtre au balcon du voisin qui, lui, a toujours de magnifiques fleurs, presque à toute période de l'année. Il coupe la plus belle qui est à sa portée non sans prendre quelques risques un peu insensés. Et puis ses os ont une bonne quarantaine d'années maintenant, il n'a plus la souplesse qu'elle lui a connu lorsqu'ils étaient plus jeunes.
Il espère comme il l'a déjà espéré ne pas s'être fait voir par son voisin, un petit jeune d'à peine trente ans. De quoi aurait-il l'air?

Un peu essoufflé il dépose la fleur dont il ignore le nom sur le plateau. Voilà. Il fallait au moins cela pour aller au bout de son envie. Les tartines sont chaudes, le beurre fond dessus. Le chocolat est dans le bol. Un soupçon de cannelle flottant à la surface.

Il n'a plus de confiture. Elle aimait ça, pourtant.

Il s'assoit à côté, encore un peu essoufflé. Son regard voyage sur le plateau. Sur le pain,... dans les volutes de fumée que produit le chocolat chaud fait d'un lait médiocre. Une cannelle probablement éventée et une fleur qu'il entend se faner à chaque seconde.
Et son regard va plus loin. On ne sait où...

Il se met délicatement à pleurer.

Le lit est froid. Les bruits de la rue ne cachent rien d'autre que d'autres bruits de la rue. Et dans l'appartement baigné par ce délicat soleil d'avril, on entend un homme qui pleure devant le petit déjeuner parfait qui refroidi.

Il tient l'alliance qui est à son doigt de l'autre main, pour assurer au monde que non, il ne la lâchera pas comme ça. Que non, parfois ce n'est pas juste.

Et lorsque quelques uns de ses amis sincères lui suggèrent avec pudeur d'ôter un jour cette bague, il devient amer.
Et d'une colère contenue il leur dit que non. Pas encore.

3 commentaires:

  1. Déjà lu, mais le relis avec la même émotion. Très bien écrit, plein de tendresse et de fragilité.
    Un texte sur le fil, à l'image de Franck...

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  2. Merci Melle Lucette. C'est bin gentil d'vote part...

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  3. De nada.
    Quand c'est beau, ça mérite d'être dit.

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